Décoiffant, électronique et provocateur, le singeli incarne à la perfection l’énergie du Nyege Nyege Festival dont le nom désigne une “irrésistible envie de danser”. Si les teufeurs néophytes finissent par s’abandonner à son tempo oscillant entre 180 et 300bpm, le singeli s’accompagne aussi de la chura dance dont le twerk furieux — souvent à même le sol — aimante immanquablement un cercle de curieux.
Depuis 2017, le Nyege Nyege Festival est devenu une plateforme de choix pour qui souhaite goûter au singeli tandis que les MC’s et producteurs sont de plus en plus nombreux à se cogner les 36 heures de bus qui relient la Tanzanie à l’Ouganda. Cette fois encore, un contingent massif a fait le déplacement : Sisso, Bamba Pana, Jay Mitta, Rehema Tajiri, MCzo & Duke, Anti-Virus, MC Memory Card, MC Card Reader ou encore Young Duda dont les performances se sont toutes terminées par des véritables scènes de liesse sur les rives du Nil Blanc. “La vitesse du singeli crée une chaleur et une énergie qui s’emparent de tout le monde… c’est magique”, explique timidement Sisso.
“Le singeli est une expérience du corps très intense. Une fois que tu as compris le beat, tu peux danser pendant des heures : c’est comme une transe”, s’enthousiasme Rehema Tajiri. Cousu de loops décapants qui changent à chaque seconde et d’une énergie punk à faire passer le gabber pour une comptine pâlichonne, le singeli domine à présent les ondes, les dancefloors, les blockparties et les festivals en Tanzanie. “La musique est très puissante, de l’adrénaline pure. Mais c’est aussi un mouvement qui fédère tous les Tanzaniens : c’est notre nouvel emblème national, une vraie fierté. Le monde entier sera bientôt au courant”, prophétise à son tour Jay Mitta avec un débit-mitraillette.
Remplir des stades
Né il y a une dizaine d’années à Dar Es-Salaam, capitale tentaculaire au carrefour des histoires et traditions arabes, indiennes et africaines, le singeli se trouve lui aussi à la confluence des cultures et des générations. À l’instar de la zulu house sud-africaine ou du baile funk au Brésil, le singeli est né de l’absorption puis de la mutation — voire de la déconstruction — électronique des musiques vernaculaires sur du matériel informatique bon marché. Il emprunte tout d’abord aux polyrythmies traditionnelles vanga de la tribu Zaramo, popularisées avec le mchiriku dans les années 80 grâce à des producteurs qui les réinterprétaient sur des synthés Casio. À son éclosion, le singeli a aussi abondamment samplé les parties instrumentales du taarab avant de se tourner vers le soukouss du Congo voisin, le kwaito sud-africain ou le hip-hop tanzanien face à l’agacement des musiciens de taarab locaux. Accélérez puis glitchez le tout, ajoutez-y un flow ultra-épique en swahili et vous obtenez le singeli.
En 2018, Bamba Pana sortait Poaa (“cool”) sur le label ougandais Nyege Nyege Tapes : neuf titres très aboutis aux tempos dangereux et aux beats abrasifs. Bamba Pana est sans nul doute le plus extrême de tous les producteurs de Dar Es-Salaam. Mais aussi nerveux qu’il soit, Bamba Pana ne semble pas prêt à tout sacrifier sur l’autel de la vélocité. Issu de la tribu Luguru, le trentenaire triture dans “Baria” des samples de marimba, maître d’œuvre mélodique et traditionnel des cérémonies de passage des jeunes filles vers l’âge adulte notamment. Taiseux, le producteur se contentera de dire : “c’est très important pour moi”.
Depuis dix ans, le son a déjà beaucoup muté et certains de ses producteurs se nourrissent à présent des matières de la vie quotidienne : Jay Mitta sample des miaulements sur “Masera” tandis que Duke accélère à l’absurde des samples radio pendant près de huit minutes sur “Naona Laaah”. Quoi qu’un peu indigeste sur ses tentatives les plus expérimentales, mais toujours fascinant, le singeli accouche de nombreux tubes tels que “Tatizo Pesa” de Jay Mitta en featuring avec Dogo Mjanja (15 ans !) ou “Lingalinga” de Bamba Pana avec Makaveli, pionnier-vétéran des MC singelis. De quoi incendier les dancefloors… et remplir des stades !
Sisso Studio
Mais avant que le singeli ne rassemble des milliers de personnes en club ou dans l’espace public en Tanzanie et au-delà, le genre a d’abord sévi dans les blockparties de Manzese ou Tandale, des quartiers ouvriers à la périphérie de Dar Es-Salaam, et dans les kigodoro, des fêtes-marathons surnommées d’après les matelas en mousse sur lesquels les danseurs s’écroulaient d’épuisement. Dans les mariages aussi, à l’image de l’acholi nord-ougandais où les orchestres ont progressivement été remplacé par des machines, moins coûteuses, et les thèmes traditionnels par leurs versions électroniques nées des expérimentations sur boîtes à rythmes du père de l’acholitronix Otim Alpha – elles aussi publiées sur Nyege Nyege Tapes. Dernier vecteur décisif pour le développement et la démocratisation du genre : les ondes de la bien nommée FM Radio qui diffuse chaque semaine trois heures de programme dédié au singeli tout en proposant régulièrement freestyles et compétitions. En atteignant les voitures et les foyers de la classe moyenne tanzanienne, le singeli est devenu, en quelques années, une musique aussi populaire que la pop locale, le bongo flava.
“J’adore le singeli depuis longtemps”, raconte Rehema Tajiri, mère célibataire et ancienne chanteuse d’Electronic Dance Music mainstream reconvertie en MC singeli. “A chaque fois que je découvrais un nouveau track, il sortait toujours de chez Sisso Studio. J’ai voulu en savoir plus et puis je me suis dit… pourquoi pas moi ?” Lorsque Rehema Tajiri trouve enfin le propriétaire de Sisso Studio en 2016, elle ne se doutait pas qu’elle allait découvrir en fait une véritable communauté d’artistes, sa nouvelle famille et l’épicentre du phénomène où l’on zone autant que l’on crée. Avant qu’il ne crée un studio portant son nom et n’impose le singeli comme sa marque de fabrique, le producteur Sisso composait dans sa chambre sur son ordinateur portable quand il ne vendait pas des DVD à la sauvette pour gagner de quoi vivre. Aujourd’hui, MC et producteurs viennent de loin pour se rendre chez lui à Mburahati ou chez Duke, lancé à son tour dans l’industrie singeli avec son label Pajoma Records à 1 km de là. “Je suis très fier du studio et du travail que fournissent les artistes du crew pour faire rayonner le singeli. Tout le monde sans exception prépare un nouvel album pour 2020 ! Une très belle année pour le singeli”, annonce Sisso.
Au féminin
Si certains pionniers comme MC Makaveli sont toujours actifs en soutenant les producteurs montants, d’autres ont changé de voie, comme Dogo Niga qui est devenu médecin et ne freestyle plus qu’à l’occasion. Mais tous ont inspiré une génération entière qui se décline désormais au féminin.
“Les filles — moi y compris — sont arrivées tardivement au singeli parce qu’elles ne s’y autorisaient pas, elles pensaient que ce n’était pas pour elles”, analyse Young Duda. Un peu crâneuse elle poursuit : “j’ai 22 ans et je suis la première MC féminine. Je suis heureuse d’avoir osé. J’ai ouvert la voie et d’autres se lancent maintenant !” Marchent aujourd’hui dans ses pas Anti Virus, MC Memory Card — “la plus prometteuse des MC singeli”, selon Kampire, MC Card Reader ou encore Rehema Tajiri qui, si elle pourrait être leur mère à toutes, déploie d’autant plus d’énergie sur scène. “J’espère que nous serons de plus en plus nombreuses. Non seulement on s’émancipe, mais surtout on s’exprime !”, se réjouit-elle en ajustant son paquet de fines tresses.
Évidemment, à chaque MC ses thématiques : problèmes de cœur ou d’argent, problèmes à l’école, à la maison ou avec les autorités, chômage et rêves de gloire, goût pour la fête… La plupart s’adressent à la jeunesse tanzanienne à mi-chemin entre chronique sociale et récits intimes. Mais Young Duda va plus loin et investit le singeli d’une fonction didactique, presque moraliste. “Dans un de mes textes, je m’adresse aux femmes, je leur conseille de ne pas avorter, car je pense que la vie est précieuse. Dans un autre, je dis aux mecs d’aller à l’école, de ne pas fumer trop de weed, de bien prendre soin de leurs enfants et de leurs parents. J’encourage les bons comportements et du coup, ma famille me soutient entièrement”, explique-t-elle bien droite dans ses Nike.
De la rue au palais d’état
De toute évidence, le singeli charrie malgré lui quelques clichés tenaces en Tanzanie. D’abord parce qu’il est né dans les rues des quartiers populaires de Dar Es-Salaam et à l’instar du hip-hop notamment, “ce qui est pauvre fait peur, c’est toujours le destin de la musique du ghetto”, selon Bamba Pana. Jusqu’au printemps dernier, la police locale interrompait régulièrement les blockparties, coupant le courant ou allant même jusqu’à arrêter Jay Mitta au détour d’un show. L’intéressé zappera la question. Le singeli n’est pas un genre musical a priori contestataire, alors pourquoi dérangeait-il le régime du président Magufuli, surnommé “tingatinga” (“le bulldozer” en swahili) pour ses réflexes très répressifs contre toute forme d’opposition depuis son élection en 2015 ?
Une première piste laisse à penser qu’en raison de sa popularité chez les jeunes au chômage, le singeli aurait été assimilé au uhuni, c’est-à-dire la violence des gangs et du trafic de drogues. Pour Rehema Tajiri, il s’agit plutôt d’un malentendu avec les autorités. “Les shows attirent énormément de gens. Donc parfois, et c’est bien naturel, il y a des débordements. Le gouvernement pensait que le singeli en était la cause, mais je ne vois rien de menaçant pour la sûreté nationale…” relativise-t-elle en riant. Sisso admet devoir encore ruser de temps à autre pour obtenir l’autorisation des autorités de jouer en ville. “Mais on ne peut pas se plaindre. Aujourd’hui, les artistes singeli sont payés pour leur performance et leur musique. Certains d’entre nous arrivent même à en vivre.” Avec ses poses de superstar du rap, Jay Mitta conclut à sa manière : “Notre vie quotidienne s’est nettement améliorée depuis qu’on fait du singeli. Ma mission ? Faire du cash, yeah.”
Peut-être par opportunisme populiste, les autorités tanzaniennes semblent aujourd’hui avoir totalement adopté le singeli. “Le gouvernement a compris qu’on n’était pas des voyous et qu’on disait des choses bien pour la jeunesse”, analyse Rehema Tajiri. Mais soudain Abbas, manager, chauffer et traducteur, lui coupe la parole : “Le gouvernement soutient le singeli, ils en jouent dans les meetings, les rencontres officielles et même au Palais d’État paraît-il. Nous pouvons créer librement et obtenir nos visas pour aller jouer à l’étranger. C’est tout ce qui compte. Notre président est bon pour la Tanzanie, il est super”. Malaise. Évidemment, tous marchent sur des œufs. Journalistes, hommes d’affaires, hommes politiques, artistes… la Coalition Tanzanienne des Défenseurs des Droits de l’Homme a recensé 17 kidnappings dont plusieurs fins tragiques depuis 2016. Voilà ce qui explique peut-être en partie pourquoi la plupart des artistes singeli saisissent la moindre opportunité de se produire à l’étranger.
Pour les fans
“Quand Arlen est arrivé au studio en 2016, c’était la première fois qu’un blanc venait chez moi. J’ai tout de suite senti que quelque chose allait changer”, se souvient Sisso. De son côté, l’ethnomusicologue et cofondateur de Nyege Nyege Arlen Dilsizian a eu la chance de choisir le bon taxi, celui d’Abbas, lors de son arrivée à Dar Es-Salaam en quête du singeli. Sounds Of Sisso, la première compilation consacrée au singeli, sortait sur le label ougandais l’année suivante, scellant une amitié durable, offrant aussi une voie royale idéale à Bamba Pana (Poaa, 2018), Jay Mitta (Tatizo Pesa, 2019) ou encore Duke (Uingizaji Hewa, 2019), plus hip-hop que les autres. Depuis, il n’est pas rare de trouver Sisso, Bamba Pana et les leurs à l’affiche de nombreux festivals européens — Barlok Brussels en Belgique (2018), Rewire en Hollande (2019) ou Insomnia en Norvège (2020). Et tant pis si aucun d’eux ne parle anglais, tant pis si l’obtention des visas se révèle parfois délicate : le singeli a réussi son pari et son explosion. Aujourd’hui, tous se rêvent en stars aux États-Unis.
Prêt à muter après dix ans d’existence, le singeli attire à présent l’attention d’artistes internationaux confirmés, fascinés par la fureur de ses beats. En 2018, on retrouvait par exemple le producteur allemand Errorsmith et le groupe expérimental écossais The Modern Institute aux côtés de Sisso et Jay Mitta sur une excellente mixtape conçue en deux semaines au quartier général de Nyege Nyege Tapes à Kampala en marge du festival, qui génère chaque année son lot de rencontres miraculeuses. Mais le plus étonnant demeure l’observation de son impact en Tanzanie, en premier lieu sur les stars du bongo flava telles que Man Fongo, Sholo Mwamba ou encore Msaga Sumu qui ont absorbé la cadence singeli dans leurs productions les plus récentes. “Tant mieux pour eux ! En ce qui nous concerne, nous sommes sans compromis. Nous ne perdrons jamais ni l’esprit ni le son”, objecte Sisso.
Mais le singeli prouve définitivement sa force de frappe en imprégnant à son tour ses musiques sources — comme le jazz et la soul qui, samplés abondamment par le hip-hop, intégrèrent à leur tour des éléments du vocabulaire hip-hop.
“Depuis deux ans, on a dû commencer à jouer des rythmes singeli pour les fans, car la demande a explosé !” déclare Ali, percussionniste du Kisiwani Band. Invité pour la deuxième année consécutive au Nyege Nyege Festival, le groupe tanzanien perpétue le patrimoine des tribus Zaramo, Luguru et Manyema depuis 1999. Si jusqu’à lors Kisiwani Band s’en tenait exclusivement aux musiques de cérémonies et aux danses royales en tenues traditionnelles, ils font à présent ce pas de côté vers le singeli et sa chura dance très suggestive, car “même si cela nous éloigne des traditions, c’est très bon pour le business”. Des traditions menacées par le raz-de-marée singeli ? “Bien sûr que non !”, s’exclame Ali en éclatant de rire, “quoi qu’il arrive, nous pourrons toujours jouer sans électronique ni électricité ! Nos traditions ont de beaux jours devant elles.” Si la tradition se pérennise en bouclant des boucles, le singeli le fait aussi. Encore plus vite. Avec le futur devant lui.